CHAPITRE 24
Ameli Vongsavath nous a montés à cinq kilomètres d’altitude, a piloté un peu, avant de nous mettre en autostationnaire. À trois, nous étions serrés dans le cockpit, accroupis autour de l’affichage de vol holo comme des chasseurs-cueilleurs autour d’un feu. À attendre. Puisque aucun des systèmes de la Nagini n’avait eu de panne, trois minutes plus tard, Vongsavath a libéré le souffle qu’elle paraissait retenir depuis notre arrêt.
— Il ne devait pas y avoir de problème à ce niveau-là, a-t-elle dit sans grande conviction. La personne qui s’est amusée là-dedans ne voulait sans doute pas mourir avec nous. Reste à savoir ce qu’elle cherche.
— Ça…, ai-je admis d’un ton sinistre. Tout dépend de son niveau de conviction.
— Vous pensez à Ji…
— Pas de nom, ai-je dit en portant l’index à mes lèvres. Pas encore. Évitez les conclusions hâtives. Et puis, notre saboteur a simplement besoin de croire en son équipe de sauvetage. Si ce truc s’écrase, nos piles resteront intactes, non ?
— Sauf si on a piégé les cellules de carburant.
— Eh bien voilà. Après vous, ai-je terminé en me tournant vers Hand.
Il n’a pas fallu longtemps pour trouver les dégâts. Quand Hand a enlevé le sceau du premier conteneur à protection d’impact dans la soute, les vapeurs ont suffi à nous repousser tous les deux dans la coursive jusqu’au pont d’équipage. J’ai claqué le panneau d’isolation d’urgence, et l’écoutille s’est refermée et verrouillée avec un bruit mat. Je me suis laissé tomber sur le dos, les yeux pleins de larmes, secoué par une toux qui me lacérait le fond des poumons.
— Putain de merde.
Ameli Vongsavath est apparue tout de suite.
— Vous…
Hand lui a fait signe de la main, pour la rassurer et la faire reculer.
— Grenade corrosive, ai-je soufflé en m’essuyant les yeux. On a dû la dégoupiller et la coller dans la soute. Qu’y avait-il dans le CPI Un, Ameli ?
— Une minute. (La pilote est retournée dans le cockpit pour prendre le manifeste. Sa voix nous est revenue, lointaine.) On dirait du médical, avant tout. Des modules de rechange pour l’autochirurgien. Des médicaments antirad. Les deux ID&E, une des combinaisons mobiles de trauma majeur. Oh, et une des bouées de propriété déclarée de Mandrake.
J’ai fait un signe de la tête à Hand.
— M’étonne pas. (Je me suis assis, le dos contre la courbure de la coque.) Ameli, vous pourriez regarder où sont les autres bouées ? Et il faut ventiler la soute avant qu’on ouvre l’écoutille. Je meurs déjà assez vite sans ces conneries.
Il y avait un distributeur de boissons au mur au-dessus de ma tête. J’ai tendu la main, pris quelques canettes, dont une que j’ai lancée à Hand.
— Tenez. Pour faire descendre les oxydes d’alliage.
Il a attrapé la canette et toussé en riant.
— Bon.
— Bon. (Il a ouvert la canette.) Apparemment, notre fuite de Landfall nous a suivis ici. À moins que vous pensiez que quelqu’un est arrivé de l’extérieur hier soir pour faire ça ?
J’y ai réfléchi.
— C’est difficile à croire. Avec les nanomachines en maraude, un système-sentinelle double épaisseur et une dose mortelle de radiations sur toute la péninsule, il faudrait être complètement taré et en mission commandée.
— Les kempistes qui sont entrés dans la tour à Landfall correspondent à la description. Après tout, ils portaient des brûleurs de pile. Vraie Mort.
— Hand, si je m’attaquais à la Mandrake Corporation, je m’équiperais sans doute de la même chose. Je suis sûr que votre département contre-espionnage à de charmants logiciels d’interrogatoires.
Il m’a ignoré, suivant ses pensées.
— Toute personne capable d’entrer dans la tour Mandrake aurait pu se glisser à bord de la navette hier soir.
— Oui, mais il est plus probable que ça vienne de l’intérieur.
— Bon, admettons. Qui ? Votre équipe ou la mienne ?
J’ai penché la tête en direction du cockpit et j’ai élevé la voix.
— Ameli, vous devriez mettre le pilote automatique et venir avec nous. Je n’aimerais pas que vous vous croyiez exclue.
Il y eut une très courte pause, et Ameli Vongsavath nous a rejoints, un peu mal à l’aise.
— Il est déjà branché. Je, euh, je vous écoutais.
— Très bien. (Je lui ai fait signe d’approcher.) Parce que pour l’instant, la logique me dit que vous êtes la seule personne à qui nous pouvons faire confiance.
— Merci.
— Il a dit « logique ». (L’humeur de Hand ne s’était pas améliorée depuis que je l’avais interrompu dans ses prières.) Ce n’est pas un compliment, Vongsavath. Vous avez parlé de l’interruption à Kovacs, et cela vous innocente à peu près.
— Sauf si je cherchais à me couvrir pour le cas où quelqu’un allait ouvrir ce conteneur et découvrir mon sabotage.
J’ai fermé les yeux.
— Ameli…
— Votre équipe ou la mienne, Kovacs ? (Le cadre Mandrake s’impatientait.) Laquelle ?
— Mon équipe ?
J’ai ouvert les yeux sur l’étiquette de ma canette. J’avais déjà réfléchi à la question plusieurs fois depuis que Vongsavath m’avait mis au courant. Je croyais avoir fait tout le cheminement logique.
— Schneider a sans aucun doute les compétences de pilote nécessaires pour couper les moniteurs de bord. Wardani non. Et pour les deux, il faudrait que quelqu’un leur fasse une meilleure offre que… (Je me suis arrêté avec un coup d’œil pour le cockpit.)… que Mandrake. Difficile à imaginer.
— D’après mon expérience, il suffit d’une conviction politique forte pour court-circuiter la motivation du profit matériel. L’un ou l’autre pourrait-il être un kempiste ?
J’ai repensé à mon association avec Schneider…
Et je ne veux plus jamais voir ça. Je me barre, d’une façon ou d’une autre.
… et Wardani.
Aujourd’hui, j’ai vu cent mille personnes se faire tuer… Si je vais me promener, je sais qu’il y a de petits morceaux d’eux qui flottent dans le vent.
— Je n’y crois pas.
— Wardani a séjourné dans un camp d’internement.
— Hand, un quart de la population de cette planète est en camp d’internement. Ce n’est pas un club très exclusif.
Ma voix n’était peut-être pas aussi détachée que je pensais. Il a fait machine arrière.
— D’accord, mon équipe, alors…, a-t-il conclu avec un regard d’excuse pour Vongsavath. On les a sélectionnés au hasard, et ils ne sont dans leur nouvelle enveloppe que depuis quelques jours. Ce n’est pas comme si les kempistes avaient pu leur parler pendant ce temps-là…
— Vous faites confiance à Sémétaire.
— Je lui fais confiance pour se foutre de tout sauf de son pourcentage. Et il est assez intelligent pour savoir que Kemp ne peut pas gagner cette guerre.
— À mon avis, même Kemp sait qu’il ne peut pas gagner. Mais ça ne l’empêche pas de croire au combat. Bénéfice matériel des circuits courts, vous vous souvenez ?
Hand a roulé des yeux.
— D’accord, qui ? Sur qui pariez-vous ?
— Il y a une autre possibilité que nous avons oubliée.
— Oh, pitié, a-t-il répondu en me regardant. Pas le truc avec les crocs de cinquante centimètres. Pas le discours de Sutjiadi.
J’ai haussé les épaules.
— Comme vous voulez. On a deux cadavres inexpliqués, sans la pile, et quoi qu’il leur soit arrivé, on dirait qu’ils étaient venus ouvrir la porte. À présent, on essaie d’ouvrir la porte, et il nous arrive ça, ai-je résumé en désignant le sol d’un geste. Des expéditions séparées, à plusieurs mois d’intervalle, peut-être un an. Le seul lien est ce qu’il y a de l’autre côté de la porte.
Ameli Vongsavath a penché la tête.
— La première fouille de Wardani n’a pas eu de problèmes ?
— Rien qu’ils aient remarqué. (Je me suis redressé, essayant d’endiguer le flot d’idées entre mes mains.) Mais qui sait à quelle échelle temps ce truc réagit ? On l’ouvre une fois, on se fait remarquer. Si on est grand avec des ailes de chauve-souris, pas de problèmes. Sans ça, ça déclenche une sorte de… je ne sais pas, un virus aérien à diffusion lente, peut-être.
— Qui fait quoi, exactement ? a raillé Hand.
— Je ne sais pas. Peut-être qu’il vous rentre dans la tête pour vous… perturber. Vous rendre psychotique. Vous faire assassiner vos collègues, prélever leur pile et vous pousser à les enterrer sous un filet. Vous faire détruire l’équipement expéditionnaire. (J’ai vu la façon dont ils me regardaient tous les deux.) C’est bon, je sais… Ce sont des exemples. Mais réfléchissez. Nous avons là-dehors un système nanotech qui fabrique par évolution ses propres machines de combat. C’est nous qui l’avons construit, maintenant. La race humaine. Race humaine qui est encore plusieurs millénaires derrière la race martienne, selon les meilleures estimations. Qui sait le genre de systèmes de défense qu’ils ont pu développer et laisser derrière eux ?
— C’est peut-être ma formation commerciale, Kovacs, mais j’imagine mal un système de défense qui mette un an à s’activer. Merde, je n’investirais pas une bille dedans, et je suis un homme des cavernes par rapport aux Martiens. L’hypertechnologie, il me semble, présuppose une hyperefficacité.
— Hand, vous êtes effectivement un homme des cavernes. D’une part, vous considérez tout en termes d’efficacité et de profits. Un système n’a pas besoin de produire des bénéfices externes pour être efficace, il doit juste fonctionner. Pour un système d’armement, c’est doublement vrai. Regardez autour de vous, ce qui reste de Sauberville. Où est le bénéfice ?
— Demandez à Kemp, a-t-il répondu en haussant les épaules. C’est lui qui l’a fait.
— D’accord, alors réfléchissez à ça. Il y a cinq ou six cents ans, une arme comme celle qui a détruit Sauberville aurait été inutile pour quoi que ce soit d’autre que de la dissuasion. À l’époque, les gens avaient peur des têtes nucléaires. Aujourd’hui, on les lance comme des jouets. On sait nettoyer après elles, on a des stratégies pour rendre leur utilisation viable. Pour l’effet de dissuasion, nous utilisons la génétique, voire les nanomachines. Voilà où nous en sommes, maintenant. On peut donc supposer que les Martiens avaient un problème encore plus grand s’ils partaient en guerre. Que pouvaient-ils utiliser pour la dissuasion ?
— Quelque chose qui transforme les gens en fous meurtriers ? (Hand paraissait sceptique.) Au bout d’un an ? Soyez sérieux…
— Et si on ne peut pas l’arrêter ? ai-je demandé doucement.
Le silence s’est fait. Je les ai regardés tour à tour, en opinant.
— S’il passe par un hyperlien comme cette porte, grille les protocoles comportementaux de tout cerveau qu’il rencontre, et finit par infecter tout ce qui se trouve de l’autre côté ? Peu importe s’il est lent ou pas, puisqu’il va finir par avoir toute la population de la planète.
— Évac…
Hand a vu où l’amenait sa solution, et a refermé la bouche.
— On ne peut pas évacuer, ça répandrait le virus encore plus loin. On ne peut rien faire à part fermer la planète et la regarder mourir. Une génération ou deux, mais sans. Aucun. Espoir.
Le silence est revenu, pesant comme un drap lourd sur nos frissons.
— Vous pensez qu’il y a quelque chose comme ça sur Sanction IV ? a fini par demander Hand. Un virus comportemental ?
— Déjà, ça expliquerait la guerre, a plaisanté Vongsavath.
Nous avons tous les trois éclaté de rire.
La tension s’est brisée.
Vongsavath a tiré du nécessaire à crash deux masques à oxygène, et je suis retourné dans la soute. Nous avons ouvert les huit conteneurs restants, à bonne distance.
Trois étaient rongés, irréparables. Un quatrième avait subi des dégâts partiels – une grenade défectueuse avait détruit environ un quart du contenu. Nous avons trouvé des fragments de munitions, identifiables comme celles de la Nagini.
Chier.
Un tiers des produits antirad. Perdus.
Le logiciel de sauvegarde pour la moitié des systèmes automatisés de la mission. Foutu.
Plus qu’une seule bouée fonctionnelle.
De retour dans la cabine, nous avons regagné nos places, avons retiré les masques en silence et pris le temps d’encaisser. L’équipe de Dangrek était comme un conteneur à impact fort, scellé hermétiquement autour de techniques de spec ops et d’enveloppes de combat maories.
Corrosion intérieure.
— Alors, qu’est-ce qu’on dit aux autres ? J’ai échangé un regard avec Hand.
— Rien du tout, a-t-il répondu. Rien du tout. On garde ça pour nous. C’est un accident.
— Un accident ? a demandé Vongsavath, surprise.
— Il a raison, Ameli.
J’ai regardé dans l’espace, inquiet. Je cherchais les fragments d’intuition qui pourraient me donner une réponse.
— Il n’y a aucun intérêt à rendre tout ceci public pour l’instant. Il faudra vivre avec, jusqu’à ce qu’on passe au niveau suivant. Une fuite des packs d’énergie. Mandrake qui nous a refilé du surplus militaire périmé. Ça, ils devraient y croire.
Hand n’a pas souri. Je le comprenais.
Corrosion intérieure.